« L’Accident » de Jean-Paul Kauffmann, l’odeur perdue de l’enfance
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L’Accident
de Jean-Paul Kauffmann
Équateurs, 336 p., 22 €
C’est peu dire que le nouveau livre de Jean-Paul Kauffmann était attendu depuis longtemps. Enfin, le récit de son enfance à Corps-Nuds en Ille-et-Vilaine, dans une famille de boulangers, l’évocation tamisée d’un pays perdu, son retour à pas feutré vers le passé et les fils qu’il sait tendre, avec cette part de suave pénombre qui nimbe son imaginaire.
Accident au villagePour ouvrir cette exploration intime, aux ramifications multiples, de l’enfant de chœur à l’otage, il exhume un fait divers, qui donne son titre au livre. La mort accidentelle, le 2 janvier 1949, de 18 footballeurs de son village, retour de match, provoquée par le fils du maire, passablement éméché au volant d’un Dodge en surcharge. L’écho de cette tragédie fut national mais le bourg s’est refermé sur lui-même, l’entourant d’un non-dit persistant que Jean-Paul Kauffmann tente de combler. Scène primitive, souvenir fondateur. Il prétend n’avoir rien oublié de cette funeste soirée (il avait 4 ans et demi) mais n’exclut pas de la recomposer, nourri de ce qu’il a pu entendre plus tard.
Kauffmann ne cesse d’interroger les « distorsions » de la mémoire, qui transmuent « en or la pacotille des souvenirs », alchimie comparable à la fabrication du pain. Pages merveilleuses, olfactives et craquantes, sur le travail de son père qui, du pétrin au four, accomplissait, sous ses yeux, ce miracle quotidien relevant, pense-t-il, du sacré. « L’odeur perdue de l’enfance, voilà ce que je ne cesse de rechercher », confesse-t-il.
Curé de campagneJean-Paul Kauffmann reconstitue les derniers feux d’une civilisation agreste, pétrie d’entraide et de solidarité, et l’atmosphère de son village dans les années 1950, dominé par un austère curé de campagne, régisseur intransigeant des âmes, administrant de toute sa hauteur cléricale une « pastorale de la trouille ». Un « christianisme de la peur » vouant inexorablement les pécheurs à la damnation éternelle. Kauffmann joue, jusqu’au bout, d’un subtil suspense pour retarder le détail d’un esclandre qui fera chuter ce ténébreux directeur de conscience.
Enfant turbulent et bagarreur, qui caressa le rêve furtif de devenir évêque, le jeune Kauffmann goûta aux joies du pensionnat. Une autre forme de réclusion l’attendait, plus dramatique, « mes années libanaises », dit-il avec cette retenue qu’on lui connaît, établissant une obscure continuité dans « le défilé ésotérique » d’une existence que gouverne le sens du mystère et de l’inexplicable. « Toutefois, écrit-il, il me faudra de longues années pour parvenir à ce constat : chaque gain implique une perte, chaque appropriation un dessaisissement ou un abandon. Au bout de toute victoire point infailliblement l’ombre de la défaite. »
Il n’élude pas l’ennui de cette enfance dans un bourg figé, ramassé autour du drame, vivant de peu, mais qui savait faire naître de fécondes rêveries, échappatoires où s’engouffrera l’otage pendant ces trois années dans le noir, privé d’espoir. Faut-il mettre sur ce compte sa croyance en la rédemption ? « Je suis un pur produit de la province française », clame-t-il, récusant les termes de « territoire » ou « région » qui l’ont supplantée, avant d’en assécher la saveur. Avec son talent pour donner à voir et à sentir cette époque révolue, et son style où chaque phrase est ciselée comme un joyau, Jean-Paul Kauffmann convient que revenir sur ses pas, c’est vouloir retenir un mirage. Avec le temps, tout se dérobe et s’enfuit.
La Croıx