Néolibéralisme | Critique atrophiée du système
Comment expliquer le triomphe mondial du néolibéralisme depuis les années 1970 ? Cette question intrigue les sociologues et les historiens depuis des générations. Le champ de recherche se divise en deux grands courants : d’une part, les approches explicatives mettent l’accent sur les nécessités de la transformation structurelle du capitalisme, telles que les crises économiques du fordisme ou l’engorgement bureaucratique des appareils d’État ; d’autre part, les analyses s’attachent davantage à l’histoire des idées, en examinant la genèse et la mise en œuvre du dogme néolibéral, depuis la Société du Mont-Pèlerin ou l’École de Chicago. Toutes ces interprétations expliquent la transformation structurelle de l’économie de manière isolée. Or, elles restent « incomplètes tant que les adversaires potentiels du néolibéralisme et leur histoire demeurent inexplorés ».
C’est du moins la thèse centrale de l’anthologie récemment parue « Crise de la critique ? Les opposants au capitalisme à l’ère néolibérale », dirigée par Felix Dümcke, Flemming Falz et Tim Schanetzky. Les directeurs de publication soutiennent que, pour saisir les profonds bouleversements sociaux amorcés dans les années 1970, il est indispensable d’analyser non seulement la force du néolibéralisme, mais aussi les faiblesses de ses critiques. Cet ouvrage est issu d’un atelier du projet de recherche historique éponyme mené à l’Institut d’études avancées en sciences humaines d’Essen, qui examine la « transformation » et la « crise de la critique du capitalisme » engendrées par la restructuration néolibérale du capitalisme. Le volume rassemble une riche documentation provenant d’études sur diverses formes de mouvements et de critiques anticapitalistes, du milieu des années 1970 au tournant du millénaire.
De la critique du système à la critique du consommateur ?En sciences sociales, on établit souvent un lien entre le néolibéralisme et une « crise de la critique ». Cette crise renvoie généralement à l'individualisation de la critique et à la perte de pertinence qui en découle pour toute critique fondamentale du capitalisme. À partir d'observations historiques, les directeurs de publication interrogent ce lien sans pour autant le rejeter totalement. Le premier essai, « Critique du consommateur et crise de la critique du capitalisme », de Benjamin Möckel, éclaire cette perspective nuancée. Si le remplacement de la critique systémique traditionnelle par une critique individualiste du consommateur est généralement expliqué par l'essor du néolibéralisme, Möckel propose une vision plus nuancée. Il soutient que la critique du consommateur s'était déjà largement répandue dans la société avec la forte croissance économique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.
On ne peut donc pas démontrer une transition nette entre la « critique du système » et la critique du consommateur. En réalité, la critique du système a toujours comporté des éléments de critique du consommateur. Selon Möckel, les analyses de la Théorie critique et de la Nouvelle Gauche en sont des exemples : leurs observations portaient souvent sur les phénomènes quotidiens de la « société de consommation » moderne afin d’en tirer des conclusions sur la société capitaliste. Globalement, l’année 1968 a été caractérisée par une « critique du consommateur à l’argumentation structurelle, difficilement distinguable des formes contemporaines de critique du capitalisme ». Dans la pratique, ce changement s’est traduit par des modes de consommation et des modes de vie alternatifs.
Pour Möckel, un exemple plus récent du lien entre critique systémique et critique du consommateur est le mouvement écologiste des années 1980. Dans ce contexte, les diagnostics des problèmes sociétaux étaient associés à des recommandations de consommation individuelle. Möckel utilise ces exemples pour démontrer que la délimitation conceptuelle stricte de la critique du consommateur et sa réduction au néolibéralisme doivent être relativisées. L'auteur concède néanmoins un affaiblissement de la critique systémique depuis les années 1970. Les « éco-guides », devenus populaires dans la décennie suivante, en sont symptomatiques : les analyses politiques du mouvement écologiste y étaient dissociées de ses analyses systémiques. Il ne restait alors que des « attributions de responsabilité morale à l'individu ». Dans ce contexte, il convient donc de parler non pas d'une transition de la critique systémique à la critique du consommateur, mais plutôt d'une transformation de la critique du consommateur et d'un affaiblissement de la critique systémique.
Une rupture avec l'anticapitalismeOn pourrait soutenir que la fondation du PDS dans les années 1990 a également marqué le retour d'une position socialiste au sein de la transformation néolibérale, tandis que le SPD et les Verts se ralliaient de plus en plus aux principes du libre marché durant cette période. Thorsten Holzhauser décrit comment cette évolution s'inscrit dans la nature changeante de la critique dans son article « Entre post-communisme et néolibéralisme ». En effet, la fondation du PDS, puis du Parti de gauche, n'a pas signifié un retour à une opposition anticapitaliste fondamentale. L'auteur caractérise plutôt le programme du PDS comme un mélange d'« appels identitaires à l'Est » et de politique économique keynésienne. Ce faisant, le parti a également comblé le vide laissé par le SPD de Schröder en matière de social-démocrate classique.
Toutefois, cela signifiait également que « les positions anticapitalistes au sein de la gauche post-communiste ont été reléguées au second plan au profit d'une critique modérée du capitalisme ». Il faudrait probablement mener une enquête distincte pour déterminer si cette évolution a également affecté le Parti de gauche. Cela est d'autant plus vrai que, suite à l'élection d'Ines Schwerdtner et de Jan van Aken à la coprésidence fédérale l'année dernière, le parti a tenté de se réaligner plus résolument sur des positions anticapitalistes.
Le terme néolibéralisme permet d'analyser les bouleversements du capitalisme, mais il aboutit en même temps à une critique superficielle.
Le diagnostic de Holzhauser reste cependant d'actualité à gauche : la terminologie classique des critiques socialistes du capitalisme a été remplacée par un nouveau système conceptuel. L'article d'Agnes Arndt, « Que reste-t-il ? », l'illustre par l'exemple de la « société civile ». Ce terme visait à contrer la « perte de l'utopie » au sein de la gauche et à substituer aux cadres d'interprétation de la société bourgeoise, jugés obsolètes. Or, il s'est aussi révélé utile pour légitimer la restructuration néolibérale. Partout où la responsabilité de la société civile était invoquée, on préparait généralement le démantèlement de l'État-providence.
Cette ambivalence caractérise également le terme de néolibéralisme : s’il s’avérait pertinent pour analyser les bouleversements du capitalisme, il a simultanément engendré une critique superficielle. Au lieu de s’attaquer au capitalisme dans son ensemble, seule la variante spécifique du néolibéralisme a été critiquée. Comme l’écrit Holzhauser : « Après les batailles terminologiques et idéologiques d’usure de la fin du XXe siècle, le mot néolibéralisme paraissait moins galvaudé et avait un effet plus fédérateur, car il permettait de masquer les réelles divergences d’interprétation au sein de la gauche politique. »
Critique du néolibéralismeDans sa réflexion sur le néolibéralisme, Roman Köster démontre que ce concept présente également des faiblesses en tant que catégorie d'analyse scientifique. En définitive, le néolibéralisme constitue un projet moins cohérent, tant sur le plan théorique qu'historique, qu'on ne le suppose généralement. Parallèlement, la littérature sociologique tend à dépeindre le capitalisme des années 1960 et 1970 comme un monde idyllique où les droits des travailleurs étaient respectés, les salaires décents et les infrastructures fonctionnelles. L'article de Flemming Falz, « Critique de l'État-providence plutôt que critique du capitalisme », s'appuie sur les réformes du logement menées par le Parti travailliste britannique entre 1979 et 1997 pour montrer que la restructuration libérale du marché du logement était en réalité une réaction à des déséquilibres préexistants dans la politique du logement.
Cela ne signifie pas, bien sûr, qu'il n'existait aucune alternative aux politiques néolibérales, mais plutôt que le tournant néolibéral ne saurait se réduire au triomphe des forces conservatrices. Les études historiques montrent que ce sont souvent les forces sociales-démocrates ou de gauche libérale qui ont mis en œuvre les réformes structurelles néolibérales et, par conséquent, réagi aux crises existantes. La gauche s'est avérée incapable de contrer cette évolution.
Les essais réunis dans ce recueil illustrent cet échec en reconstituant, à travers des études de cas exemplaires, le lien entre le bouleversement néolibéral et sa critique. Ils démontrent en outre que la critique du néolibéralisme elle-même est déjà l'expression d'une transformation de la critique elle-même. Si les auteurs présentent de manière convaincante les problèmes qui en découlent, leur analyse demeure en grande partie historique. Or, les exigences d'une critique véritablement progressiste du capitalisme requièrent un recours théorique à la critique de l'économie. Ceux qui prendront en compte cette dimension trouveront dans cet ouvrage des éclairages précieux sur la crise de la critique du capitalisme – et, par conséquent, de la gauche.
Felix Dümcke, Flemming Falz, Tim Schanetzky (dir.) : Crise de la critique ? Les opposants au capitalisme à l’ère néolibérale. Wallstein, 355 p., relié, 38 €.
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