Pourquoi votre boisson sans alcool coûte autant cher que la version alcoolisée

Un vendredi soir, dans le quartier Hintonburg d'Ottawa, Sophia Marco parcourt la carte des boissons de son bar habituel.
Autour d'elle, ses amis rient en sirotant des cocktails et des bières, mais elle, elle a les yeux rivés sur le rayon des mocktails, où les prix avoisinent les 14 ou 15 dollars le verre.
Marco a arrêté de boire de l'alcool en 2020. Elle n'aimait pas l'effet que cela lui faisait, mais elle apprécie toujours une soirée entre amis et un bon verre.
Depuis qu'elle est passée aux options sans alcool, ce qui la surprend le plus, c'est que les mocktails « ont tendance à coûter à peu près le même prix que les cocktails ».

Au Canada, le marché des boissons sans alcool est en plein essor, car de plus en plus de gens cherchent des façons de socialiser sans les effets de l'alcool. Mais sans alcool ne signifie pas forcément moins cher.
« Quand j'ai commencé à commander des mocktails ou des boissons sans alcool, j'étais choquée au début », raconte Luba Khalil. « Je pensais que c'était l'alcool qui coûtait cher. Mais maintenant, je me dis juste : tant pis, tout est cher de nos jours. »
Que des procédures, aucune preuveFabriquer des boissons sans alcool n'est pas forcément plus simple ou moins cher que de produire des boissons traditionnelles.
Mathieu Gagnon, cofondateur de Sober Carpenter, une brasserie montréalaise spécialisée dans la bière sans alcool, affirme que le processus est beaucoup plus technique qu'on ne le pense.
« Nous utilisons en fait les mêmes ingrédients que ceux utilisés pour la fabrication de la bière », explique-t-il. « Nous arrêtons simplement la fermentation avant qu'elle n'atteigne plus de 0,5 %. »

Cette méthode, appelée fermentation arrêtée, consiste à refroidir la bière à une température proche de zéro pour stopper la fermentation — un processus qui, selon Gagnon, exige une grande précision afin de préserver la saveur et l'arôme. C'est le coût, pas celui de l'alcool, affirme-t-il.
Bien que les bières de Sober Carpenter soient étiquetées comme non alcoolisées, elles contiennent moins de 0,5 % d'alcool — une quantité infime conforme aux normes d'étiquetage canadiennes.
Élaborer un bon cocktail ou spiritueux sans alcool ou à faible teneur en alcool peut s'avérer encore plus complexe.
Rudy Aldana, cofondateur de Parch, une marque de cocktails sans alcool à base d'agave, explique que l'absence d'alcool oblige les producteurs à créer la complexité des saveurs à partir de zéro.
« L’alcool est un ingrédient très bon marché », explique-t-il. « Il contribue à la conservation et apporte de la saveur. Par conséquent, lorsqu’on l’enlève, il faut le remplacer par d’autres ingrédients qui offrent la même complexité. »
Il explique que Parch utilise des plantes et des extraits naturels pour reproduire le goût et la texture des cocktails traditionnels, ce qui augmente les coûts de production.
« L’alcool représente entre 10 et 20 % du prix d’une boisson alcoolisée », explique-t-il. « Donc, lorsqu’on conçoit un produit à partir de zéro, ce pourcentage peut facilement doubler. »
La taille de l'entreprise joue également un rôle. Gagnon explique que les petites brasseries comme la sienne produisent en quantités limitées, contrairement aux grands brasseurs.
« Pour la bière traditionnelle, on peut produire jusqu'à 250 000 canettes par brassin », explique-t-il. « Nous produisons en plus petites quantités car la demande n'est pas encore là, ce qui fait grimper le coût unitaire. »
La perception a un prixAu-delà des coûts de production, la perception joue également un rôle important dans le maintien des prix.

David Soberman, professeur de marketing à la Rotman School of Management de l'Université de Toronto, explique qu'une des raisons pour lesquelles les boissons sans alcool coûtent aussi cher que leurs homologues alcoolisées est d'ordre psychologique.
« Si vous voulez qu'un produit soit perçu comme un substitut, il faut que son prix soit assez similaire », explique-t-il. « Un produit coûtant trois fois moins cher pourrait être perçu comme étant de qualité inférieure, voire médiocre. »
Jordan LeBel, qui enseigne le marketing à l'École de gestion John Molson de l'Université Concordia, affirme que le marketing et l'emballage jouent également un rôle majeur dans la façon dont les consommateurs perçoivent la valeur.
« Les coûts restent assez élevés », dit-il. « Il faut payer les ingrédients, les bouteilles, le transport, l'accès aux rayons. »
Il ajoute qu'à mesure que cette catégorie se développe, les marques doivent également rivaliser pour attirer l'attention.

« Si vous voulez capter l'attention des consommateurs, vous devez investir dans le marketing, la publicité, peut-être même engager un porte-parole célèbre », explique-t-il. « Ce qui explique pourquoi le prix final est équivalent, voire légèrement inférieur, à celui des boissons alcoolisées. »
L'avenir à portée de mainÀ mesure que cette catégorie se développe, les deux experts estiment que les prix pourraient finir par baisser, mais pas de façon spectaculaire.
« Généralement, avec le temps, un secteur se consolide : les acteurs se rachètent les uns les autres pour réaliser des économies d'échelle », explique LeBel. « On peut donc constater une réduction du choix en rayon, car certains produits seront abandonnés, notre gamme sera rationalisée ou nous nous séparerons des marques qui ne se vendent pas bien. »
Soberman affirme que la concurrence pourrait à terme entraîner une baisse des prix, mais que les boissons sans alcool resteront probablement des produits haut de gamme, avec des prix en conséquence.
« Je ne suis pas certain que l'objectif soit de concurrencer les versions alcoolisées par le prix », dit-il. « Si on procède ainsi, il est difficile de rester rentable. Il est donc probablement plus judicieux de miser sur le goût. »
Même si les prix ne sont pas idéaux, Khalil affirme qu'opter pour un mocktail ne se résume pas à une question de coût ; c'est une expérience, un moment de partage dans un contexte social.
« Je ne bois pas, mais j'ai beaucoup d'amis qui aiment boire, et je ne veux pas être mise à l'écart », dit-elle. « Parfois, c'est agréable de se faire plaisir. Parfois, on a juste envie de quelque chose de raffiné et d'élégant. »
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