L'Italie s'emporte contre la CEDH : « Trop favorable aux migrants »

La lettre ouverte contre les autres gouvernements
Dans un projet de document diffusé dans les médias, la déception de notre gouvernement et du gouvernement danois envers la Cour, qui, même, empêcherait les pays de l'UE de « prendre des décisions politiques dans nos démocraties », est exprimée. Mais cet organisme ne s’occupe pas des lois sur l’immigration, il protège les droits de tous les êtres humains. Et ne peut pas être exposé à une pression excessive.

Plusieurs organes de presse ont rapporté l'existence d'un projet de lettre conjointe entre les gouvernements italien et danois (mais potentiellement ouvert à la signature d'autres pays de l'UE) à envoyer à la Cour européenne des droits de l'homme ( CEDH ) dans laquelle de fortes inquiétudes sont exprimées quant à ce qui est considéré comme une position trop ouverte de la part de la CEDH envers les migrants . L'objectif de la lettre serait notamment d'ouvrir une discussion avec la Cour sur l'interprétation des règles à la lumière des « défis de l'immigration irrégulière moderne ». La jurisprudence de la Cour, de l'avis des deux gouvernements, serait en effet excessivement attentive à garantir les droits fondamentaux des citoyens étrangers avec pour résultat, même, d'empêcher les pays de l'UE de « prendre des décisions politiques dans nos démocraties » ( Euractive , 12.05.25). Comme on peut le constater, il s’agit d’évaluations et de tons plutôt lourds, et donc, même si le texte de la lettre n’est pas actuellement disponible, je crois qu’il convient de proposer quelques réflexions préliminaires.
Il convient tout d’abord de rappeler que la Cour est un organe judiciaire prévu par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) à laquelle adhèrent tous les 46 membres du Conseil de l’Europe, créé pour assurer l’application et le respect des droits consacrés par la Convention. Comme indiqué dans le préambule de la Convention, les libertés fondamentales protégées par la Convention « constituent les fondements mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement, d’une part, sur un système politique effectivement démocratique et, d’autre part, sur une conception et un respect communs des droits de l’homme ». La Cour a commencé son activité en 1959. Au cours de ses décennies d'activité, elle a rendu plus de 26 000 jugements, dont 2 493 concernant l'Italie, tandis que les appels en cours concernant notre pays, en janvier 2024, s'élevaient à 2 737 ; Il s’agit d’un chiffre plutôt élevé si l’on considère que la Cour ne peut examiner que les affaires pour lesquelles tous les recours internes ont déjà été épuisés.
Les décisions de la Cour en matière de migration concernent principalement la violation de quatre articles de la Convention : l'art. 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants), article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) , article 8 (droit à la vie privée et familiale) et article 13 (droit à un recours effectif). J’attire l’attention sur le fait que l’interdiction de la torture contenue dans l’article 3 ne peut en aucun cas être dérogée, même « en temps de guerre ou en cas de danger public menaçant la vie de la nation » ( article 15 ). Selon la jurisprudence constante de la Cour, l'interdiction contenue dans l'article 3 de la Convention doit être interprétée comme signifiant qu'il existe une interdiction absolue de refouler ou d'expulser un étranger vers un État où il serait exposé à un risque d'être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants.
Parmi les nombreuses décisions en ce sens, je rappelle celle de la Grande Chambre, 23.2.2012, Hirsi Jamaa et autres c. Italie, ainsi que les récents arrêts MA et ZR c. Chypre (CEDH, arrêt du 8.10.2024), MI c. Suisse (CEDH, arrêt du 12.11.2024). L’affaire ARE c. Grèce (arrêt de la CEDH du 07.01.2025) concernant le retour en Turquie d’une femme d’origine kurde qui a ensuite été injustement emprisonnée est également particulièrement pertinente. Les juges ont reconnu, au-delà du cas individuel qui était néanmoins grave, que « compte tenu du grand nombre, de la diversité et de la concordance des sources pertinentes, la Cour conclut qu’elle dispose d’éléments sérieux suggérant qu’à l’époque des faits allégués, il existait une pratique systématique d’expulsion par les autorités grecques de ressortissants de pays tiers de la région d’Evros vers la Turquie » (para. 229).
En 2023, la CEDH, par les deux arrêts JA et autres c. Italie et AT et autres c. Italie, a constaté de graves violations des droits protégés par les articles 3 et 5 de la Convention dans les points chauds de Lampedusa et de Tarente respectivement. Dans l'affaire du hotspot de Lampedusa, la Cour a estimé à l'époque des faits que la privation de liberté des requérants ne constituait pas une détention légale au sens de l'article 5(1)(f), puisque la détention dans son ensemble, y compris sa durée, n'était pas réglementée par la loi et devait donc être considérée comme entièrement arbitraire. L'affaire AT et autres au hotspot de Tarente concernait des mineurs non accompagnés, qui étaient également détenus de manière totalement arbitraire dans le même hotspot où ils n'auraient jamais pu être détenus en tant que mineurs. Un cas qui, selon certaines sources, a particulièrement irrité le gouvernement danois est l’ affaire récente de Sharafane c. Danemark (arrêt de la CEDH du 12.11.2024) concernant un citoyen irakien né et vivant au Danemark depuis 23 ans qui a été condamné à deux ans et dix mois de détention pour possession de substances stupéfiantes destinées à la vente.
La Cour d'appel danoise, en confirmant la condamnation, a également ordonné son expulsion avec interdiction de retour dans le pays pour une période de six ans. Appelée à apprécier s’il y avait eu violation de l’article 8 de la Convention, en continuité avec sa propre jurisprudence, la Cour a souligné que dans le cas de personnes ayant vécu la majeure partie de leur vie dans l’État défendeur ou y étant même nées, il est nécessaire d’apprécier la gravité particulière des crimes commis, la solidité des liens sociaux, culturels et familiaux tant avec le pays d’accueil qu’avec le pays de destination ; toute interdiction de réentrée et sa durée. Dans la situation de M. Sharafane, selon la CEDH, les autorités nationales danoises avaient accordé un poids excessif à la gravité du crime commis par le requérant et, considérant la durée de l'interdiction de retour du point de vue de la mise en balance des intérêts de la protection de la communauté et des droits individuels, ont noté que la possibilité même de retourner au Danemark était purement illusoire puisque, en raison de la législation nationale sur la délivrance de visas aux personnes venant d' Irak et de l'impossibilité de se prévaloir du regroupement familial en l'absence de tels liens au Danemark, la personne aurait été effectivement empêchée de retourner définitivement au Danemark où elle est née et a vécu.
J'ai voulu présenter brièvement quelques cas pour aider même le lecteur qui n'est pas un expert en ces matières à comprendre la grande importance du travail de la CEDH dans la protection des droits fondamentaux et combien nombreuses et graves sont les violations qui sont commises dans l'UE malgré le système démocratique global des États européens (des situations particulièrement graves comme celle de la Hongrie, et en partie celle de la Pologne, nécessitent une réflexion ad hoc). La CEDH ne s’occupe en aucune façon des réglementations changeantes en matière d’immigration qui expriment l’évolution politique et sociale d’une communauté, mais a pour tâche exclusive de protéger un groupe restreint de droits fondamentaux qui doivent être reconnus à tous les êtres humains en tant que tels, au-delà de leur citoyenneté et de leur statut juridique. Il s’agit de l’ensemble des droits qui, dans notre système constitutionnel, appartiennent « aux individus non pas en tant que participants à une communauté politique spécifique, mais en tant qu’êtres humains » (Cour constitutionnelle, arrêt n° 105/2001).
Il est essentiel que la Cour européenne fonctionne en toute autonomie et ne soit pas soumise à des pressions ou, même voilées, à des intimidations de la part des États membres dont elle est appelée à examiner les actions en matière de respect des droits fondamentaux de la Convention dans des milliers d'affaires qui concernent souvent précisément le respect des droits fondamentaux des citoyens étrangers. Il existe une intolérance ouverte de la part de certains groupes politiques envers le système juridique actuel de protection des droits fondamentaux, à tel point qu'ils affirment dans le texte de la lettre en préparation que « ce qui était juste autrefois peut ne pas être la réponse demain ». Les citoyens européens doivent prendre conscience de cette intolérance dangereuse et se rappeler que la reconnaissance de l’existence de droits universels à accorder à tous les êtres humains en tant que tels est un acquis précieux mais aussi récent que fragile.
l'Unità