Espace : de la « fusée Frankenstein » à Ariane 6, la lente ascension de l’Europe spatiale

Le 30 mai 1975, onze pays européens se réunissent pour créer l’Agence spatiale européenne (ESA). Objectif : rattraper les géants américains et soviétiques qui, depuis les années 1950, dominent l’espace. Cinquante ans plus tard, l’Europe a trouvé sa place dans les étoiles, au terme d’un parcours jalonné de défis et de réussites.
Les ambitions spatiales européennes ne datent pas d’hier. Quand Spoutnik, en 1957, puis Explorer 1, propulsent l’URSS et les États-Unis en orbite, l’Europe reste sur la touche. Le vieux continent refuse de rester spectateur. Mais le consensus est difficile.
En Europe, plusieurs pays neutres refusent catégoriquement de financer de la recherche sur des technologies pouvant avoir un usage militaire. Les scientifiques partagent cette crainte et redoutent que les budgets de recherche d’un centre spatial ne soient engloutis par le développement de coûteux lanceurs qui serviraient in fine à des missiles.
Afin d’éviter le mélange des genres, l’Europe décide finalement, en 1962, de créer trois organisations : l’ESRO pour la recherche scientifique, l’ELDO pour les lanceurs, et la CETS pour les télécommunications par satellite. Une « constellation » d’agences, mais pas d’orbite claire. Multiplication d’organisations, projets en doublons, absences de direction claire… Chaque projet lancé se transforme en casse-tête.
En 1967, l’ELDO dévoile la fusée Europa, censée incarner l’unité européenne dans l’espace. Sur le papier, tout semble parfait : la Grande-Bretagne fournit le premier étage, la France le deuxième, l’Allemagne le troisième, pendant que l’Italie conçoit le satellite, la Belgique le guidage au sol, et les Pays-Bas les équipements complémentaires. À première vue, un bel exemple de coopération. Mais à y regarder de plus près, c’est un puzzle géant que personne ne dirige vraiment.
Dans les ateliers, les ingénieurs la surnomment « la fusée de Frankenstein ». Les Britanniques s’embourbent avec leur Blue Streak – une fusée dérivée d’un missile militaire dont les étages ne s’imbriquent pas. Les retards s’accumulent, les malentendus aussi. Les lancements à Woomera tournent vite au cauchemar. Le premier tir d’Europa 1 en 1968 échoue avant même de quitter l’atmosphère. Les essais suivants se soldent par des explosions ou des mises en orbite ratées. Entre 1968 et 1970, six tirs, six échecs. Pour l’Europe spatiale, il faut trouver une solution. Et vite.
Ce sera finalement l’agence spatiale européenne (ESA) créée le 30 mai 1975. Quatre ans plus tard, en 1979, Ariane 1 décolle de Kourou et offre à l’Europe son premier accès autonome à l’espace. Ariane 5, devenue le fleuron technologique du continent, assure 117 lancements réussis avant de tirer sa révérence en juillet 2023. Ariane 6, fusée plus flexible et économique dont le vol inaugural est attendu fin 2025, prend la relève.
Au fil des décennies, l’ESA a élargi son champ d’action au-delà des fusées. Avec Copernicus, l’agence européenne supervise la plus grande constellation mondiale de satellites d’observation terrestre, indispensable à la lutte contre le dérèglement climatique. Elle a également développé Galileo, un système de géolocalisation composé de 26 satellites, qui concurrence directement le GPS américain grâce à sa précision.
Pour garantir la souveraineté numérique européenne, l’agence développe actuellement Iris2, une constellation sécurisée permettant un accès autonome à Internet, même dans les régions les plus isolées. Objectif : échapper à la dépendance envers les systèmes américains comme Starlink d’Elon Musk et renforcer la sécurité face aux cybermenaces.
Aujourd’hui, l’ESA regroupe 22 pays membres, dont trois hors Union européenne : la Norvège, la Suisse et le Royaume-Uni, ainsi qu’un partenaire historique, le Canada. La science reste au cœur de ses missions, avec Juice, qui met le cap sur les lunes glacées de Jupiter, ou BepiColombo, en route vers Mercure.
La Croıx