Au Canada, les vers de terre européens menacent la forêt

La scène vous est peut-être familière. Après une journée de pêche, il vous reste quelques appâts vivants dans le fond du contenant. Par réflexe, vous les déposez au sol, convaincu de faire un geste inoffensif, voire utile à la nature. Pourtant, sans le vouloir, vous contribuez à une colonisation silencieuse qui bouleverse les forêts canadiennes : l’introduction de vers de terre non indigènes dans le sol.
Comme l’explique Jérôme Laganière, chercheur à Ressources naturelles Canada [le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles fédéral] :
“La plupart des vers de terre présents au Canada, surtout dans le Nord et au Québec, sont d’origine européenne.”
En effet, la majorité des vers de terre au pays ne sont pas indigènes et ont été introduits sur le continent il y a quelques centaines d’années.
Lors de la dernière glaciation, il y a plusieurs millénaires, une épaisse couche de glace recouvrant le pays s’est formée, éradiquant du même coup presque toutes les populations de vers locales. À l’exception près de quelques zones restreintes dans l’Ouest canadien, notamment au Yukon et en Colombie-Britannique, qui abritent encore des espèces de vers indigènes.
Puis, il y a environ quatre cents ans, avec la colonisation européenne sont apparus les vers tels qu’on les connaît maintenant. Les colons ont transporté de la terre, des plantes et des légumes, introduisant involontairement ces organismes dans des milieux qui en étaient dépourvus. Mais pas partout.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, une grande partie des forêts canadiennes n’abrite toujours pas de vers de terre. Une étude menée au Nouveau-Brunswick a révélé que 60 % des forêts échantillonnées n’étaient pas colonisées. “C’est énorme, surtout dans une province qui a une longue histoire agricole”, note le chercheur. Ces milieux restent vulnérables, et il suffit de quelques appâts relâchés pour que le processus s’enclenche.
Les vers de terre prospèrent particulièrement dans les forêts de feuillus, dont les feuilles, riches en nutriments et au pH plus élevé, sont idéales pour leur survie, explique le chercheur. On les trouve plus souvent près des terres agricoles, des routes, des cours d’eau et d’autres zones où l’activité humaine est forte.
En milieu agricole, les vers de terre sont vus comme bénéfiques : ils ameublissent les sols, créent des galeries et accélèrent la décomposition de la matière organique. Par contre, en forêt, leur présence bouleverse l’équilibre naturel.
Les feuilles mortes forment une épaisse couche de litière et d’humus au sol. Celle-ci est essentielle à la germination des plantes de sous-bois et sert d’habitat à de nombreux insectes, amphibiens et petits mammifères. Les vers de terre peuvent réduire cette couche de 95 %, voire la faire disparaître. Résultat, explique Jérôme Laganière :
“Ces couches organiques sont des réservoirs de carbone importants, et leur disparition réduit directement le rôle des forêts dans la lutte contre les changements climatiques.”
La recommandation est claire : il ne faut pas relâcher ses appâts dans la nature. “C’est le principal vecteur de colonisation des forêts nordiques”, indique le chercheur. On trouve désormais des vers de terre jusqu’au Labrador et au Nunavut, à la suite de leur introduction dans des zones de pêche sportive.
Jérôme Laganière recommande plutôt aux pêcheurs de réutiliser leurs vers lors de prochaines sorties, en les conservant au réfrigérateur, ou de les jeter à la poubelle. “Et si vous tenez à leur donner une seconde vie, assurez-vous de les déposer dans un jardin ou une plate-bande déjà colonisés par les vers de terre”, précise-t-il.
Le message s’adresse autant aux amateurs qu’aux professionnels, parce qu’un geste apparemment anodin peut avoir des conséquences durables sur la santé de nos écosystèmes, conclut le chercheur.
Courrier International