«Des pertes intenables à moyen et long terme» : la Russie va-t-elle manquer de chars et de blindés en Ukraine ?
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DÉCRYPTAGE - Si la Russie est actuellement en position de force dans la perspective de futures négociations, elle devra probablement faire face à plusieurs contraintes dans les 12 à 18 mois, juge l’Institute for the Study of War. L’Ukraine et ses alliés pourraient exploiter la brèche pour obtenir une meilleure paix.
Dominatrice sur le champ de bataille depuis maintenant 18 mois, la Russie aborderait d’éventuelles négociations pour un cessez-le-feu en position de force. Soutien majeur de l’Ukraine depuis le début de la guerre, les États-Unis, sous l’impulsion de Donald Trump, semblent désormais prêts à d’importantes concessions pour mettre fin au conflit à tout prix. En dénigrant Volodymyr Zelensky qu’il tient ostensiblement à l’écart, ainsi que les Européens, le président américain effectue un rapprochement soudain avec la Russie qui pourrait enterrer les espoirs d’une paix juste. D’autant que sur le terrain, les troupes de Moscou avancent lentement mais inexorablement. Pourtant, la réalité militaire d’aujourd’hui n’est pas forcément celle de demain.
«La Russie devra probablement faire face à plusieurs contraintes matérielles, humaines et économiques dans les 12 à 18 mois», qui pourraient rééquilibrer le rapport de force, souligne le centre de réflexion américain Institute for the Study of War (ISW) dans une récente note. Car voici plusieurs mois que Moscou a basculé dans une phase d’attrition, qui a pour but d’user l’armée ukrainienne, mais qui n’est pas sans conséquences pour sa propre armée. «Si le taux de pertes des forces russes en Ukraine continue au rythme actuel, la capacité du Kremlin à maintenir son effort de guerre sera mise sous pression à moyen et long terme», prévoit l’institut, qui analyse le conflit depuis ses débuts. Tant dans sa consommation de chars, blindés, systèmes d’artilleries et munitions que d’hommes et de main-d’œuvre.
À l’horizon 2026, la Russie pourrait ainsi faire face à «des pertes intenables à moyen et long terme» de chars et de blindés, estime l’ISW. Le coût en la matière est colossal depuis le début de la guerre. Selon la plateforme Oryx, qui recense les pertes des deux camps en s’appuyant sur les preuves visuelles, Moscou a perdu au moins 11.908 véhicules blindés depuis le 24 février 2022, dont 3773 chars d’assaut. L’état-major ukrainien estime même avoir détruit ou endommagé 3689 chars, 8956 blindés et 13.050 systèmes d’artillerie sur la seule année 2024. Moins optimiste, l’Institut international pour les études stratégiques (IISS), un centre de réflexion britannique, évoque les chiffres de 1400 chars, 3700 blindés et 1326 systèmes d’artillerie (tractés ou automoteurs) pour 2024.
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Pour l’ISW, «la base industrielle de défense russe ne peut pas produire de nouveaux véhicules blindés et systèmes d’artillerie à un rythme qui puisse compenser les pertes actuelles». L’usine Uralvagonzavod, qui produit les nouveaux chars russes, a un taux de production dont les estimations oscillent entre 60 et 240 par an. L’entreprise d’armements est également capable de remettre à neuf environ huit chars par mois, tandis que trois autres usines de réparation possèdent une capacité de rénovation de 17 tanks mensuels. Même dans les scénarios les plus optimistes, la Russie ne produit et ne répare pas autant de chars qu’elle en perd. Même schéma pour les véhicules blindés, que la Russie peut produire à hauteur de 200 par an, et pour les systèmes d’artillerie, limités à 50 annuels faute d’usines suffisantes.
Depuis le début de la guerre, la Russie compense sa production en puisant dans ses réserves de chars et de systèmes d’artillerie datant de l’époque soviétique. Mais là aussi, «cette ressource est limitée et approche du point de disponibilité décroissante», estime l’ISW. L’IISS juge que la Russie a remis à neuf plus de 1500 chars et 2800 blindés de cette période en 2024, ce qui compense en majeure partie les pertes annuelles estimées sur le champ de bataille. Mais les stocks s’épuisent : selon diverses évaluations en source ouverte, il ne reste à Moscou que 47% de ses réserves de chars d’avant-guerre et autour de 50% de ses réserves de blindés. «Certains analystes prévoient que la Russie sera à court d’équipements soviétiques d’ici la fin de l’année 2025 ou le début de l’année 2026», écrit l’ISW.
En outre, l’IISS prévoit également que la Russie sera bientôt à court de pièces de rechange pour remettre à neuf les chars et véhicules blindés. A cela, pourrait s’ajouter une possible pénurie de munitions, même si cette perspective, souvent avancée depuis le début de la guerre, ne s’est pour l’heure jamais vérifiée. L’Otan estime que la Russie produit 250.000 obus d’artillerie par mois, comme l’a rapporté CNN en mars 2024. Un chiffre colossal, trois fois supérieur à la production américaine et européenne. Mais l’armée russe est gourmande en obus : le Royal United Services Institute (RUSI) britannique évalue à 300.000 mensuels le nombre de munitions utilisées par la Russie en Ukraine, avec une moyenne de 10.000 coups par jour. Moscou a donc dû s’appuyer sur son allié nord-coréen pour compléter son stock. Si le régime de Kim Jong-un a envoyé près de neuf millions d’obus à la Russie, on ignore pendant combien de temps ces approvisionnements seront capables de compenser les insuffisances russes.
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L’autre limite est humaine : «Le taux de recrutement mensuel actuel de la Russie est soit juste équivalent soit légèrement inférieur au taux de pertes mensuel», souligne l’ISW. Américains et Britanniques évaluent ce taux entre 36.000 et 42.000 par mois, soit entre 432.000 et 504.000 par an, avec un pic à 48.670 morts en décembre 2024, selon le ministère de la Défense ukrainien. Or, le vice-président du Conseil de sécurité russe, Dmitri Medvedev, a indiqué fin décembre que Moscou avait recruté 440.000 soldats en 2024. Et le taux de recrutement russe pourrait bien être «en baisse», selon l’ISW, comme tend à le prouver l’augmentation des salaires promise par le ministère de la Défense russe. Autre indicateur en ce sens : l’envoi récent de 12.000 soldats nord-coréens sur le front.
À cela s’ajoutent plusieurs facteurs économiques. L’ISW note «l’érosion constante du fonds souverain russe» et «l’augmentation de l’inflation russe», qui a récemment atteint les 10%, selon Vladimir Poutine, mais probablement le double selon les estimations américaines et européennes. «La Banque centrale a également relevé les taux d’intérêt à 21%, les plus élevés depuis 2003», souligne le centre de réflexion. En outre, «les pénuries de main-d’œuvre dans le secteur civil et dans celui de la défense limitent la croissance économique russe et la production industrielle de défense».
Tous ces éléments, s’ils sont exploités par les alliés de l’Ukraine, pourraient devenir de puissants leviers dans la perspective de futures négociations. «L’aide militaire occidentale aiderait les forces ukrainiennes à mieux défendre leurs positions, ralentirait les avancées russes et infligerait des pertes encore plus graves à l’armée russe», prévoit l’ISW. «Des taux d’attrition russes plus élevés et disproportionnés par rapport aux gains territoriaux qu’ils génèrent pourraient mettre en péril les efforts de Poutine». Et le pousser à des concessions plus importantes lorsqu’il prendra place à la table de négociations. «L’Ukraine a besoin d’un ’surge’ européen, face à une Russie qui s’est épuisée dans sa démarche d’attrition», confirme Stéphane Audrand, observateur averti du conflit. «Cela permettrait au pays d’imposer de bien meilleures conditions sur le champ de bataille».
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Il n’est évidemment pas question ici de «détruire l’armée russe, qui reste puissante en défense». Mais plutôt de «stabiliser au profit de l’Ukraine un front plus tenable», analyse le consultant en risques internationaux. Même lâchée par les États-Unis, l’Europe «a encore de larges parcs de matériels anciens qu’elle pourrait revaloriser pour l’Ukraine», ajoute-t-il. Les défis logistiques auxquels la Russe sera confrontée en 2025 pourront ainsi être utilisés comme un levier pour obtenir une meilleure paix pour l’Ukraine.
lefigaro