Notre critique de L’Énigme Velazquez : une caméra pour éclairer le «peintre des peintres»
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CRITIQUE - Dans un documentaire au plus près des œuvres, Stéphane Sorlat livre les raisons d’une fascination qui court de Philippe IV d’Espagne au peintre Francis Bacon.
Ce documentaire consacré à celui qu’on surnomme en Espagne comme ailleurs « le Peintre des peintres » clôt une trilogie. Celle sur la peinture entamée avec Le Mystère Jérôme Bosch (2016) et L’Ombre de Goya (2022). L’écrivain Jean-Claude Carrière, décédé en 2021, avait réalisé le deuxième opus. Sans lui, Stéphane Sorlat, jusque-là producteur de l’ensemble avec José Luis Lopez-Linares, a pris les choses en main, en collaboration avec le Musée du Prado et la Société des amis du Louvre.
Il s’attache, en scrutant l’œuvre de Diego Rodriguez de Silva y Velazquez (1599-1660) et en rencontrant des spécialistes, tels que le conservateur français Guillaume Kientz, directeur de la Hispanic Society Museum & Library, à New York, auteur de la plus récente biographie à ce jour (Cohen & Cohen, 384 p., 95 €) et qui fut le commissaire de la rétrospective au Grand Palais en 2015, non pas à résoudre une énigme, mais à éclairer une beauté aussi profonde qu’authentique.
Historiens mais aussi antiquaires, metteurs en scène, artisans, plasticiens contemporains tels Julian Schnabel ou encore restaurateurs de tableaux telle Lucia Martinez Valverde y vont de leurs commentaires. Ce sont autant de pièces au puzzle. Pourquoi cette peinture a-t-elle touché les plus grands ? Cela depuis Philippe IV d’Espagne, dit le « Roi-Planète » et immense mécène, qui fit de l’artiste son aposentador, c’est-à-dire son « maréchal du palais » chargé des fêtes et des décors - ceux du mariage de l’infante Marie-Thérèse avec le jeune Louis XIV inclus.
Pourquoi ces toiles sont-elles encore aimées aujourd’hui ? Au moins jusqu’au Dublinois mort à Madrid Francis Bacon, génie du XXe siècle, fameux notamment pour avoir, en l’atomisant, révélé la part de vanité de ce qui est peut-être le plus splendide portrait jamais réalisé à l’huile : celui du pape Innocent X par le Sévillan (Galerie Doria-Pamphilj, Rome). Avant Bacon, Courbet avait salué le réalisme en train de s’inventer. Non sans raison : « Troppo vero ! » (« trop vrai ! ») s’était exclamé Innocent X lorsqu’on lui avait présenté sa miraculeuse effigie. Un Manet également s’était ambitionné en Velazquez des Batignolles. « Il y a deux génies dans l’histoire de la peinture, lui et moi », a-t-il affirmé.
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Plus tard, Dali s’affublerait des moustaches du maître et revendiquerait une même hispanité tandis qu’un autre Espagnol, Picasso - en exil celui-là -, auteur de dizaines de variations sur les Ménines, s’autoproclamerait « l’héritier direct de Velazquez ». Si l’auteur de La Reddition de Bréda demeure assis sur un tel trône au panthéon des peintres anciens comme modernes, ce n’est pas seulement parce qu’il a dépassé Rubens lorsque, contrairement à cet aîné, lui a eu l’honneur de tenir un souverain pontife devant son chevalet.
Au contraire de ceux de La Folie des Grandeurs, la comédie de Gérard Oury librement inspirée du Ruy Blas de Victor Hugo, ses portraits de Grands d’Espagne ne sont jamais risibles. Malgré l’énorme fraise autour du cou et l’habit de damas noir bouffant qui, de nos jours, ferait passer quiconque pour un pingouin, sourd la vérité des regards, des attitudes. La finesse psychologique est ici tellement aiguë que, devant de tels êtres, nous sommes d’emblée sûrs qu’ils ont existé ; et les voilà d’ailleurs avec leur part intime autant que sociale.
La voix off murmurée par Vincent Lindon continue : il ne s’agit plus seulement, comme dans les compositions du jeune Velazquez, de capter avec précision la réalité dans une perspective morale. Des œuvres telle La Vieille faisant frire des œufs (Galerie nationale d’Écosse) prônant l’humilité, nous invitant à rendre grâce à la beauté du quotidien, à commencer par le plus modeste. Il s’agit de dire la vie, tout ce qui est et uniquement cela. D’où ces portraits de bouffons considérés avec autant d’attention que n’importe quel autre personnage de la cour. D’où encore ces portraits des membres la maison de Habsbourg qui n’occultent jamais les tares et les malformations dues à la consanguinité.
D’où enfin ce peintre se peignant lui-même dans sa vie, entre palais et atelier. Car c’est bien lui, Velazquez, le personnage principal de ce capriccio abyssal, de cette vertigineuse mise en abyme que sont Les Ménines. Dans Pierrot le fou, Godard fait lire du Élie Faure à voix haute à Belmondo : « Velazquez après cinquante ans ne peignait plus jamais une chose définie (…). Il ne saisissait plus dans le monde que les échanges mystérieux qui font pénétrer les uns dans les autres les formes et les tons par un progrès secret et continu dont aucun heurt, aucun sursaut ne dénonce ou n’interrompt la marche… ». Tout était dit, déjà.
La note du Figaro : 3/4
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