A-t-on toujours besoin de connaître la fin des histoires ?

L’auteur galicien Juan Tallón, pour “El Periódico de Catalunya”, considère que révéler tous les mystères serait désastreux. Chaque semaine, “Courrier international” vous propose un billet qui soulève des interrogations sur notre condition moderne en s’appuyant sur des œuvres littéraires, scientifiques et, bien sûr, philosophiques.
Chaque après-midi, à 6 heures et demie, je voyais arriver sur la petite plage de Mattanosa le même vieux monsieur à la barbe blanche très frisée, fournie, à la peau épaisse et tannée comme celle d’un éléphant, à la casquette de marin hors d’âge, d’une couleur indéfinissable. Je partais du principe que c’était un habitant de l’île. Il traînait avec lui une chaise en plastique, où il s’asseyait pour faire des mots croisés sous le soleil raisonnable de Sardaigne ; une heure et demie après, il repartait.
Le troisième jour, mon attention a commencé à être attirée par la précision avec laquelle tout se répétait : son arrivée, la résolution de ses mots croisés, le bain final, le départ. Parfois, je me demandais comment se poursuivait sa journée une fois qu’il était parti. J’en suis venu à me dire que le sens de sa vie consistait à faire les mêmes choses à heures fixes. Mais comment en être sûr ? Je ne sais pas qui j’ai entendu dire que tout ce qu’on peut raconter sur un iceberg concerne sa partie émergée : le reste, ce sont des suppositions.
Ce qui ne s’écoulait pas de la vie de cet homme était ce qui continuait à résonner dans ma tête quand il s’en allait, quand le jour suivant je le voyais réapparaître. Encore aujourd’hui, à 1 600 kilomètres de là, je pense à lui et à ses routines. Ne savoir rien de plus que son apparition ponctuelle et fugace en fin de journée rend son souvenir présent : c’est la force du mystère, tellement supérieure à sa révélation.
Naturellement, face à l’abondance d’incertitudes, beaucoup de gens se découragent. Ils ne s’avouent pas satisfaits s’ils ne savent pas tout. Il s’agit d’une aspiration naturelle. Qui n’a pas rêvé d’atteindre une connaissance totale, de savoir comment la vie est apparue, et pourquoi, et dans quel but ? On aimerait même savoir ce que les voisins se préparent pour dîner et qui sent tellement bon.
Marcel Proust, en son temps, admettait avec une certaine mélancolie qu’il aimerait élucider tous les mystères existants. Cette volonté contrastait avec ce que l’écrivaine américaine Flannery O’Connor racontait à propos de l’une de ses tantes, qui pensait “que rien ne se passe dans un récit à moins que quelqu’un se marie ou tue quelqu’un d’autre à la fin”.
La romancière a un écrit un jour une nouvelle dans laquelle un vagabond se marie avec la fille idiote d’une vieille femme. Après la cérémonie, le vagabond emmène sa femme en voyage de noces, l’abandonne dans un hôtel en chemin et repart seul au volant de la voiture. O’Connor expliquait qu’elle n’avait pas pu convaincre sa tante que c’était là une histoire complète. Sa parente avait besoin de savoir ce qui arrivait à la fille idiote après son abandon.
Souvent, nous sommes tous comme la tante d’O’Connor, nous voulons que l’histoire continue et nous voulons découvrir ce que fait le monsieur de Mattanosa après avoir quitté la plage. Mais la révélation de tous les mystères serait désastreuse. La vie, après tout, est pleine d’histoires qui commencent et ne se terminent pas, ou dont nous ne savons pas comment elles s’achèvent.
Courrier International