« A Real Pain », Un voyage aux racines du traumatisme
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A Real Pain ***
de Jesse Eisenberg
Film américain, 1 h 30
Jesse Eisenberg a fait lui-même le voyage en Pologne, il y a quelques années, sur les traces de sa grand-tante Doris, rescapée de la Shoah. Il s’était alors demandé quel genre de personne il serait devenu si toute sa famille n’avait pas été chassée de ce pays. Au retour, il en a tiré une pièce, The Revisionist, montée « off-Broadway » en 2013 avec Vanessa Redgrave, mais qu’il n’est jamais parvenu à adapter en film.
C’est une publicité pour un de ces « voyages de mémoire », organisés pour les Américains sur les traces de leur famille victime des nazis, qui lui a donné l’idée de ce road-trip à la fois drôle et très émouvant. Soit l’histoire de deux cousins que la vie a éloignés et qui se retrouvent à l’occasion d’un périple sur les traces de leur grand-mère Dory, récemment décédée.
Les caractères de David (Jesse Eisenberg) et Benji (Kieran Culkin) ne peuvent s’opposer davantage. Le premier, éternel angoissé, débit de mitraillette, mène une vie rangée à New York avec un métier stable dans le marketing digital, un appartement à Brooklyn, une femme et un petit garçon adorable. Le second est une sorte de marginal flamboyant, vivant toujours chez sa mère, qui charme ses interlocuteurs autant qu’il les agace et qui masque mal sa fragilité psychologique.
Un « buddy movie » mélancoliqueLorsqu’ils retrouvent leur petit groupe de voyageurs à Varsovie, c’est Benji qui attire toute la lumière et prend les choses en main, quitte à bousculer quelque peu leur ennuyeux guide britannique, incapable de gérer ce personnage fantasque. Dans une première partie, Jesse Eisenberg joue avec malice et une bonne dose d’humour juif, façon Woody Allen, de ce décalage entre les deux héros ainsi que de l’absurdité de ces « Holocaust Tour », où les touristes américains retrouvent le confort de grands hôtels et de bons restaurants après avoir visité les lieux de souffrance de leur famille.
La souffrance est justement au cœur du film. Celle que l’on vit et celle dont on hérite. Derrière la façon très différente dont les deux cousins abordent l’existence, il y a un même mal-être. Plus contrôlé chez David qui, sous les apparences de la normalité, tente de gérer au mieux ses troubles obsessionnels compulsifs. Plus éruptif chez Benji, dont on comprend très vite qu’il vient de traverser des moments difficiles. Le temps du voyage est pour nous celui du dévoilement progressif de leur passé commun, lorsque les souvenirs remontent à la surface, et pour eux d’une forme de mise au point sur les non-dits et les blessures de leur relation.
Un duo qui fonctionne parfaitement bienIl y a de la drôlerie dans cet étrange compagnonnage, de la tendresse lorsqu’ils retrouvent leur complicité enfantine au cours d’un voyage en train mouvementé, et de la gravité quand ils sont rattrapés par l’histoire familiale lors de la visite d’un cimetière juif ou du camp de Majdanek. Qu’est-ce qu’une véritable souffrance (« a real pain ») ? Et peut-elle être légitime, au regard de celle vécue par tout un peuple ?
David et Benji sont tout à la fois le produit de cette histoire et les enfants gâtés du capitalisme américain. La source d’une forme de schizophrénie douloureuse, parfaitement mise en avant par Jesse Eisenberg.
L’acteur, révélé au grand public par The Social Network de David Fincher dans le rôle de Mark Zuckerberg, navigue depuis entre films d’auteur et franchises commerciales. Après When You Finish Saving the World (non sorti en France), il tient pour la deuxième fois la caméra avec cette chronique intimiste très personnelle qui nous fait passer par toutes les émotions.
Son duo avec Kieran Culkin – le rejeton torturé de Logan Roy dans la série Succession – fonctionne parfaitement bien. Ce dernier est bluffant dans le rôle de ce cousin aux tendances bipolaires aussi attachant que détestable, et profondément perdu. Sa prestation lui a d’ailleurs valu le Golden Globe du meilleur acteur dans un second rôle, un prix mérité, et une nomination aux Oscars dans la même catégorie.
La Croıx