Cinéma ou théâtre ? Fascinant jeu de miroir dans « Une ombre vorace », de Mariano Pensotti

L'écriture dramatique de Mariano Pensotti a toujours cherché à porter à la scène la figure du narrateur d'un roman, c'est-à-dire le mécanisme qui permet de changer de point de vue et de passer d'un personnage à l'autre, modifiant ainsi le récit des événements sous un angle nouveau. Dans Une ombre vorace, ce procédé prend la forme d'un système qui dépasse l'anecdotique et le thématique. En regardant Diego Velázquez et Patricio Aramburu jouer, on assiste à une sorte de dissertation sur la différence entre la vie et cette même expérience, transformée en fiction, mais sous la forme d'un récit captivant. Une aventure dont le protagoniste est Julián Vidal, l'alpiniste Aramburu, qu'il partage avec Manuel Rojas (Velázquez), l'acteur qui interprétera son épopée alpine au cinéma.
Cette œuvre marque le retour du Groupe Marea (formé il y a 20 ans par la scénographe Mariana Tirantte, le musicien Diego Vainer, la productrice Florencia Wasser et Pensotti en tant que metteur en scène et dramaturge) au théâtre indépendant après avoir fait le tour de nombreux festivals à travers le monde, où ils ont présenté The Play , un matériel qui n'a pas encore été présenté en première dans le pays.
Dans Une Ombre Vorace , deux hommes traversent une crise existentielle et cherchent un moyen d'accéder à la reconnaissance ou à la transcendance. Ils émergent ainsi comme de nouveaux sujets d'une même aventure. Julián souhaite réaliser l'objectif de son père : trouver une route vers le sommet de l'Annapurna, une chaîne de montagnes située au cœur de l'Himalaya. Un projet qui apparaît comme un héritage ou une forme déguisée du mandat de son père, celui-ci ayant entrepris le même voyage et disparu en le poursuivant. La pièce prend des allures de réminiscence à la Hamlet, le spectre du père apparaissant de diverses manières, parfois par des épisodes hallucinatoires, parfois avec un soutien scientifique.
Manuel décroche avec le personnage de Julián son premier rôle principal au cinéma et l'occasion de sortir de sa médiocrité d'acteur. Le récit, élément qui nous rapproche d'une expérience ou inaugure le processus fictionnel, est crucial et constitue la structure de l'œuvre. Ñ Magazine s'est entretenu avec le réalisateur et les acteurs.

– L'œuvre possède une intrigue captivante et, en même temps, constitue une sorte de réflexion sur la différence entre vivre une expérience et la traduire en fiction. Qu'est-ce qui a présidé à sa création ?
Pensotti : J’étais obsédé par les nouvelles concernant les corps d’alpinistes apparus sur différentes montagnes ces deux ou trois dernières années. C’est un fait réel : à cause du réchauffement climatique et de la fonte des neiges, des corps de personnes disparues depuis des décennies ont commencé à réapparaître. Cette image de la nature violée et, en réponse, ramener les morts à la vie m’a semblé poétiquement puissante. L’idée de pouvoir retrouver un parent disparu résonne d’une manière très particulière. D’autre part, le groupe Marea et moi-même étions obsédés par les films inspirés de cas réels pour créer un film de fiction. Ce qui arrive à une personne réelle lorsqu’elle voit son miroir fictif, et comment cela transforme un acteur ou une actrice qui doit jouer le rôle d’une personne réelle. Cette histoire est née de la combinaison de ces deux obsessions.
–Bien que certains thèmes soient déjà présents dans vos autres œuvres, plusieurs rappellent votre film The Public (2020).
–P : Elle présente de nombreux fils conducteurs thématiques que l’on retrouve dans nos autres œuvres. En ce sens, il n’y a jamais d’intention conceptuelle ou thématique préexistante. Nous ne disons pas : « Faisons une pièce sur la façon dont la fiction modifie la réalité ou dont la réalité s’immisce dans la fiction. » Mais ce sont des choses qui émergent. Pour une raison que j’ignore, je relie aussi cette pièce à The Public . One est un film centré sur l’expérience des spectateurs, et c’est l’histoire de l’alpiniste et de l’acteur qui l’incarne, mais ils ont à voir avec l’idée de réflexion.
–Lorsque nous nous voyons reflétés dans le décor, nous nous trouvons face à une scène similaire à la fin de The Public .
–P : Le plus fou, c'est qu'on ne s'en est rendu compte qu'en le voyant ; quand on met l'image du reflet sur le mur, c'est la même image que lorsque le public était projeté sur l'écran. Mais c'est vrai qu'il y a quelque chose dans l'idée de réflexion, de se voir représenté. L'idée du Public, c'était un peu comme la vie des gens transformée par une œuvre d'art, et ici, c'est un jeu permanent de reflets poussé à l'extrême : la personne réelle se reflète dans la personne fictive ; l'acteur commence à se sentir reflété dans la personne réelle. On a l'ombre de ce père absent qui plane sur chacun d'eux, et on a un reflet factuel, qui est le reflet du décor, dans lequel ils semblent se multiplier chez d'autres personnes.

–Quant à la structure, il y a le point de vue des deux personnages en fonction de l'histoire de chacun.
–Q : Il y a quelque chose qui plane sur l'œuvre : l'expérience pure est impossible ; c'est toujours une construction narrative. Nous étions intéressés par l'idée d'un alpiniste gravissant une montagne ; c'est une expérience physique pure, mais même cela est teinté de toute la construction narrative, de toutes les fictions que l'on a conçues sur le sujet. Il y a quelque chose dans le fait de voir la construction de la fiction en direct. Nous l'avons imaginé comme un écran partagé dans une salle de cinéma, avec un documentaire d'un côté et la fiction construite sur ce documentaire de l'autre, surtout pour le moment de l'ascension. En ce sens, l'œuvre est super-classique ; elle est divisée en trois actes ; elle a une qualité assez canonique. Il y a quelque chose dans la scénographie de Mariana Tirantte et la musique de Diego Vainer qui a trouvé une synthèse et un raffinement des idées, et certains moments deviennent super-cinématographiques grâce à cette musique. Avec le décor de Mariana, au-delà de la nature conceptuelle et métaphorique des miroirs, il y a quelque chose dans la manipulation que font les acteurs dans les différents espaces et la capacité de grimper qui, si ce n'était pas là, serait différent.
–Velázquez : La pièce propose quelque chose qui semble parfois invisible, mais qui possède un langage particulier. Tout ce que Manuel raconte, je ne dirais pas dans le film ; il raconte les plans, mais en même temps, il parle à la caméra. La pièce comporte de nombreux rebondissements, outre le fait que nous ne voulions pas de grands coups de théâtre, mais il faut de petits mouvements de balancier pour maintenir la tension en permanence, car c'est une heure et demie de texte où il faut trouver le moyen de faire monter la tension sans que ce soit une plaisanterie, car le ton est très subtil. La pièce présente une nouveauté après l'autre, qu'il faut pouvoir présenter comme telle. Mais on ne peut pas toujours présenter la nouveauté de la même manière ; de très petites variations apparaissent ou nous surprennent.
Il y a quelque chose d'Hamlet chez Julián et sa relation avec son père, car en voulant accomplir cette ascension, il est déterminé à obéir à son père. D'un autre côté, Manuel va à contre-courant de sa figure paternelle, car c'est un acteur lié au monde commercial, contrairement à son père, resté dans le théâtre indépendant.
–Q : C’est clairement une œuvre de pères et de fils. En fait, Une Ombre Vorace peut renvoyer à beaucoup de choses : cette idée de double, le doppelgänger classique, une ombre qui s’apprête à vous dévorer, cela pourrait être un peu l’ombre du père façon Hamlet, cela pourrait être l’ombre de la montagne, cette force de la nature qui surpasse l’humanité.
–Lorsque Julian trouve le cadavre de son père (qui pourrait être une autre version du fantôme de son père), c'est à ce moment-là que se produit l'événement épique qui donne du sens à la situation et conduit à la réalisation du film.
–Q : La scène où le corps du père est retrouvé dans la grotte dure sept minutes et comprend trois pages de texte. On n'en a pas l'impression, mais c'est déjà assez épique en soi. Nous avons aussi essayé de faire en sorte que leurs corps soient affectés au fur et à mesure de l'avancement du travail. Nous savions que c'était une œuvre très narrative, avec beaucoup de texte, mais en même temps, nous ne cherchions pas quelque chose de représentatif de l'escalade – d'où les tapis roulants – ni d'illustratif de la montagne, mais plutôt que leurs corps soient affectés. Nous parlons constamment d'escalade ; alors, qu'ils marchent sur le tapis roulant ou qu'ils escaladent ce mur, déplaçant les parois pour créer des espaces différents, nous avons le sentiment que des choses leur arrivent qui ne se produiraient pas autrement.

–C’est aussi une œuvre sur l’implication : il y a une réflexion sur la manière dont Manuel aborde le personnage de Julián.
–Aramburu : Au-delà du dispositif, d’après mon expérience avec d’autres œuvres de Mariano, comme Arde brillante en los bosques de la noche (2017), où nous incarnions tous plusieurs personnages, ici, chacun incarne un personnage que l’on peut suivre tout au long de la pièce, ce qui permet de créer un lien avec le public. C’est une expérience épique ; nous sommes sur scène en permanence, et c’est un voyage du début à la fin.
–Velázquez : Nous nous sommes demandés quel genre d'acteur était Manuel, non pas pour l'identifier à quelqu'un, mais pour réfléchir à ce à quoi il prête attention, s'il est un acteur qui essaie de copier, s'il raconte son vécu ou s'il se laisse imprégner par ce vécu, créant quelque chose de nouveau. Pour moi, il fait partie de ces acteurs qui racontent leurs prouesses d'acteur. Il y a quelque chose du travail concret et de la réalité de l'ascension d'une montagne qui le fait redescendre avec un bruit sourd. Il y a quelque chose des vicissitudes de la subtilité, du spectre du geste dramatique qu'exige la pièce ; pas celui de Shakespeare ou d'un film de Lucrecia Martel : c'est quelque chose de particulier qui monte, descend et reste au milieu, mais qui donne le ton de la pièce par rapport à ce qui est dit et à la manière dont c'est dit.
* Une Ombre Vorace est présentée les samedis à 20h et les dimanches à 18h au Dumont 4040.
Clarin