Pratiquement de l'acier bleu

Il est dangereux de fétichiser les histoires de succès, mais celle de Tonda Ros est irrésistible, un joyau caché dans la boue banale de la bravade du capitalisme tardif. Il fait partie de ces nombreux artistes qui ont touché à tout : un court-métrage par-ci, un clip par-là, une publicité pour telle marque, un logo animé pour telle autre, tout ce jazz. La dispersion professionnelle à laquelle le XXIe siècle nous condamne, avec toutes les incertitudes multipliées par la vie à Los Angeles, l'une des villes les plus abusives de la planète pour les jeunes , les multitalents et les personnes qui ne respectent pas leur sommeil. Le fait est qu'en 2016, il a pris une décision qui ne serait pas déplacée dans un calendrier de saints : consacrer huit années à temps plein au développement d'un projet qui ne prend pas de tube contemporain comme référence ni ne suit aucune tendance reconnaissable, mais qui ne cherche pas non plus à vampiriser la nostalgie d'un classique. En d'autres termes, un cauchemar pour un service marketing, un appareil voué à rester un produit de niche, un terme bien connu des journalistes culturels et des professionnels du secteur funéraire. Aujourd'hui, Blue Prince , premier jeu vidéo de Tonda Ros, est un phénomène qui transcende les frontières habituelles du succès indépendant. Les pronostics le placent parmi les meilleurs jeux de l'année lors des récompenses du secteur, et il est courant de lire des articles le considérant comme l'un des meilleurs titres de tous les temps.
Le phénomène actuel du Prince Bleu pourrait être comparé à celui de Pulp Fiction en 1994. Autrement dit, une œuvre qui naît brisée et construit son identité à partir de là. On reconnaît aujourd'hui aisément les vertus du deuxième long métrage de Tarantino, mais gardons à l'esprit qu'à sa sortie, il s'agissait d'un assemblage de situations arbitraires, sans noyau dramatique ni fil conducteur, truffé de dialogues techniquement superflus et ne comptant que cinq minutes d'action en deux heures et demie. En résumé, le Prince Bleu est un escape game impossible à résoudre, car il faut partir toutes les demi-heures et, à son retour, tout est méconnaissable. Autrement dit, c'est un réseau d'énigmes qui brise une règle si élémentaire qu'on ne l'avait même pas remarquée : la permanence du système. Comment est-il possible que le coffret à bijoux qui cachait hier la clé du sous-sol soit vide aujourd'hui ? Ou qu'il ait disparu ? Ou que le sous-sol n'existe plus ?
Il y a un piège, bien sûr, mais c'est le premier d'une longue série. À ce jour, le rideau n'a pas encore été complètement levé. Au début, il semblait que le titre de Prince Bleu faisait allusion à l'archétype du conte de fées, mais la similitude phonétique avec le plan a rapidement mis en évidence le double sens. Il existe un troisième sens, caché dans cette chronique.
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